14/09/2025

Taiwan Today

Taiwan aujourd'hui

Les portes de l’Enfer

01/10/2010
La Fête des fantômes est un rite religieux que les Taiwanais observent avec ferveur.
Depuis l’époque de la dynastie des Tang [618-907], au premier jour du 7e mois du calendrier lunaire, qui tombe en général au mois d’août, le clergé bouddhiste et taoïste procède à un des cinq rites les plus importants de l’année lunaire : l’ouverture des portes de l’Enfer. Par cette opération qui inaugure le mois des Fantômes, l’Officier de la Terre [地官, Diguan], dans la pratique taoïste, offre un séjour temporaire et un bref répit dans notre bas monde aux « âmes solitaires et démons sauvages » [孤魂野鬼, guhun yegui], soit les esprits souffreteux et tourmentés des disparus de mort violente. Ici, le mois d’août rime ainsi avec précaution, prudence et discrétion car il ne s’agit pas d’offusquer ceux que l’on nomme aussi dans l’île, avec un respect affectueux, les « frères » [好兄弟, haoxiongdi]. Le 15e jour de ce 7e mois, par une nuit de pleine lune, un grand festin, salut universel [普度, pudu], leur est offert sous l’œil sévère du dieu Zhonggui [鍾馗], le chasseur de fantômes armé de son épée menaçante et chargé de décourager ceux qui auraient la tentation de s’attarder parmi les vivants. Le premier jour du 7e mois, la fermeture des portes de l’Enfer clôt ce rite observé dans l’ensemble du monde chinois, de Singapour à Hongkong.

C’est à Keelung, le port souvent pluvieux et brumeux du nord de l’île, qu’a lieu chaque année la plus importante fête des Fantômes de Taiwan. Au milieu du XIXe s, la ville était le théâtre d’affrontements féroces pour le contrôle des terrains et des ressources entre immigrés originaires de Changzhou et de Chuanzhou, deux localités de la province continentale du Fujian. Les terres de la région était gorgées de leur sang auquel se mêlaient celui des Espagnols et Hollandais qui bataillèrent, deux siècles plus tôt, pour prendre possession de l’île par le Nord, mais aussi de celui des bandes de pirates, souvent japonais, dont les attaques sur les côtes étaient impitoyables. « La région était donc peuplée d’âmes errantes qu’aucune prière, faute de descendants, ne venait apaiser », explique Lin Chen-yuan [林振源], chercheur spécialiste des religions chinoises et diplômé de l’Ecole pratique des hautes études à Paris. « L’année 1851 fut tellement sanglante que les deux communautés décidèrent, après négociations entre anciens, de substituer à leurs combats des parades symboliques de leur puissance respective. C’est l’origine, depuis 1855, des défilés qui précèdent le grand Pudu du 15e jour. Selon l’accord négocié, les rites devaient être pris alternativement en charge par un des 11 clans rassemblés en fonction du patronyme de chacun, quelle que soit la communauté d’origine », précise Lin Chen-yuan, qui souligne l’inventivité de cette formule pacifique.

C’est au temple Laodagong [老大公], aujourd’hui perché sur les hauteurs du port, que se trouvent les portes de l’Enfer, derrière lesquelles reposent les urnes funéraires des morts sans nom. « A l’origine, depuis 1855, ça n’était qu’un cimetière situé près du petit port de Kekegang, où les morts sans descendance étaient sommairement enterrés, poursuit Lin Chen-yuan. On priait là et dans deux autres endroits ; d’abord au temple Ching-An [慶安宮], un des plus importants à Keelung, dédié à la déesse Mazu, et dans lequel, chaque année au 1er jour du 7e mois, les clans patronymiques s’échangent les instruments du rite ; puis près de l’autel où a lieu le grand Pudu, qui fut par la suite élevé au rang de temple [主普壇, Zhupudan]». Le 10e jour, on installe près de l’autel Zhupudan les hampes de bambou à l’extrémité desquelles les lanternes destinées à annoncer la tenue du grand Pudu sont suspendues. Elles sont allumées le 12e jour pour guider les fantômes. Le 13e jour, pour préserver les familles de la mauvaise fortune, les prêtres taoïstes défilent dans les rues en portant une lampe en bois, métaphore de l’étoile qui ne s’éteint pas, source de vie. Le 14e jour, nuit de pleine lune, est celui des prières au Dieu des fantômes [大士爺, Dashiye] qui a autorité sur toutes les âmes errantes et qui les raccompagnera aux Enfers. C’est aussi le jour où, à Keelung, après la grande parade, on lance les maisons de papier à la mer après les avoir enflammées. « Elles ont pour fonction d’attirer les âmes des disparus, surtout celles des noyés, très nombreux dans la région, et de leur signaler le festin du lendemain, le grand Pudu. A Keelung, la tradition veut qu’il s’agisse de maisons mais, selon les traditions locales, l’objet peut prendre d’autres formes », précise Lin Chen-yuan.

A Keelung, le rite n’a guère évolué depuis 156 années. Les clans patronymiques sont aujourd’hui au nombre de 15. Les habitants du port se targuent du fait que les portes de l’Enfer s’ouvrent plus tôt et se referment plus tard ici, histoire de ne pas bousculer les fantômes, une autre marque du respect porté aux « frères ». Partout dans l’île ont aussi lieu des pudu d’importances diverses. « La Fête des fantômes est une bonne illustration du syncrétisme local et de la manière dont taoïsme, bouddhisme et religion populaire se mêlent pour former une pratique unique, mais qui reste liée au culte fondamental des ancêtres », observe Lin Chen-yuan. Pour les incrédules et les sceptiques qui se moquent des superstitions, un séjour à Keelung au mois d’août s’impose. Ils en reviendront peut-être métamorphosés.


Le temple de Laodagong, à Keelung, où se trouvent les portes de l’Enfer. Au mois d’août, les lanternes ont pour fonction de guider les esprits.


Les maisons destinées à être lancées sur la mer et brûlées sont surmontées de hampes de bambou, qui ont une fonction de protection.


Accompagner les esprits et les fantômes est une démarche capitale.


En 2010, c’est le clan patronymique des Wu [吳] qui a en charge la cérémonie. Ici, leur maison ornée du caractère, au centre, indiquant leur nom.


Avant la mise à l’eau, le clergé taoïste procède aux prières et rites servant à avertir les esprits et fantômes de la cérémonie.


Près de la crique du petit port de Badouzi, à quelques kilomètres de Keelung, les maisons sont alignées en fonction de l’ordre assigné à chaque nom dans le clan patronymique.


Une fois les prières achevées, les maisons sont amenées une par une sur le rivage et lancées à la mer.


La maison des familles au nom de Wu est portée au rivage par les membres du clan en charge du rite.


La mise à l’eau est une opération délicate assurée avec l’aide des services de la municipalité.


Plus la maison brûle longtemps en s’éloignant du rivage, plus la prospérité du clan dont elle est à la charge sera grande.

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